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Incidence professionnelle temporaire : entre ouverture et fermeture, la cohérence vacille au détriment des victimes

L’incidence professionnelle temporaire désigne les conséquences de l’accident sur la sphère professionnelle avant la consolidation de l’état de santé de la victime : désorganisation du travail, perte de chance d’évolution, pénibilité accrue ou difficulté à exercer son activité pendant la période de soins.

Absente de la nomenclature Dintilhac, elle a fait l’objet de décisions divergentes selon les juridictions, oscillant entre assimilation aux pertes de gains professionnels actuels (PGPA) et reconnaissance d’un poste autonome.

En 2024 (Cass. civ. 2, 25 avr. 2024, n° 22-17.229), la Cour de cassation semblait entrouvrir la voie. La victime, malheureusement décédée avant la consolidation de son état, avait subi une longue période d’incapacité et une perte de chance d’évolution professionnelle.

La cour d’appel avait alors indemnisé deux postes : les pertes de gains professionnels actuels et une incidence professionnelle temporaire.

La Haute juridiction n’a pas censuré cette double indemnisation, estimant qu’il n’y avait pas de chevauchement matériel : la première réparait la perte de revenus, la seconde la désorganisation de la vie professionnelle.

Elle a toutefois censuré l’autonomisation purement formelle du poste, considérant que ce préjudice devait être rattaché aux pertes de gains professionnels actuels, et non érigé en poste distinct.

Cet arrêt laissait donc entrevoir une ouverture prudente : la possibilité de prendre en compte la pénibilité ou la désorganisation professionnelle avant consolidation, à condition de la rattacher à un poste déjà existant.

L’arrêt du 18 septembre 2025 (n° 23-21.476) vient refermer cette brèche.
Dans cette affaire, la victime, non consolidée, continuait à travailler malgré une gêne importante liée à une prothèse, subissant une pénibilité physique et psychologique accrue.
La cour d’appel avait indemnisé cette incidence professionnelle provisoire comme un préjudice autonome, distinct des souffrances endurées et du déficit fonctionnel temporaire.

La Cour de cassation censure expressément cette analyse :

« Alors que le poste de préjudice des souffrances endurées indemnise toutes les souffrances physiques et morales subies en raison de l’accident jusqu’à la consolidation, la cour d’appel, qui a indemnisé deux fois le même préjudice, a violé le principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime. »

La Haute juridiction refuse ainsi la création d’un poste autonome d’incidence professionnelle avant consolidation, estimant cette fois-ci que les souffrances liées à la pénibilité du travail sont déjà réparées au titre des souffrances endurées.

Ce double mouvement traduit une volonté de sécuriser le principe de non-double indemnisation et de ne pas « multiplier » les postes de préjudice – principe cher à la Cour de cassation ces dernières années – mais met en lumière une incohérence persistante du système indemnitaire.

En effet, après consolidation, l’incidence professionnelle permanente est admise comme autonome et distincte du déficit fonctionnel permanent, lequel répare pourtant les souffrances durables.

On comprend donc mal pourquoi, avant consolidation, la pénibilité du travail, la désorganisation professionnelle ou la perte d’opportunités ne pourraient pas, elles aussi, être reconnues de manière individualisée.

En refusant l’autonomie de l’incidence professionnelle temporaire, la Cour privilégie la cohérence formelle au détriment de la réalité vécue par les victimes.

La réparation intégrale s’en trouve amoindrie, car elle ne saisit plus pleinement la pénibilité professionnelle spécifique que subissent celles et ceux qui continuent à travailler dans la douleur.

Cette jurisprudence apparaît particulièrement injuste pour les victimes dans l’impossibilité de s’arrêter, notamment les travailleurs indépendants, qu’ils soient artisans, professions libérales ou en situation précaire — jeunes actifs ou personnes ayant récemment changé d’activité — ne bénéficiant d’aucune indemnité compensatrice.

Contraints de maintenir leur activité souvent au prix de leur santé, ces travailleurs assument une charge physique et morale accrue qui échappe désormais à toute réparation autonome.

Si la rigueur juridique impose d’éviter les doubles indemnisations, la fidélité au principe de réparation intégrale devrait aussi conduire à reconnaître ce préjudice professionnel vécu, reflet du courage et des sacrifices silencieux de ceux qui travaillent malgré la blessure.

Cass. civ. 2, 25 avril 2024, n° 22-17.229

Cass. civ. 2, 18 septembre 2025, n° 23-21.476

https://www.courdecassation.fr/decision/68cba030e4abb8795b568fb3