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Aggravation et réparation du dommage corporel face au progrès technologique : faut-il condamner les victimes à l’obsolescence ?

Dans un arrêt rendu le 28 mai 2025 (Cass. 2e civ., n° 23-14.915), la Cour reconnaît avec clarté qu’un changement de vie personnelle, comme la naissance d’enfants, peut justifier une aggravation situationnelle et rouvrir le droit à indemnisation. C’est une décision bienvenue : elle confirme que la consolidation n’est pas un couperet, et que les besoins nouveaux — même sans aggravation médicale — peuvent fonder une réparation complémentaire.

Mais la même décision refuse de voir une aggravation dans le remplacement d’une prothèse par un modèle plus performant, pourtant jugé par l’expert « essentiel pour améliorer l’état de la victime ». La Cour considère que l’amélioration technique d’un appareillage ne suffit pas, en l’absence de lésion nouvelle ou de besoin fonctionnel accru.

Ce raisonnement est juridiquement orthodoxe — la même aggravation ne peut être indemnisée deux fois — mais il peut se discuter. Car si le progrès technologique ne constitue pas une aggravation au sens strict, il crée un besoin réel nouveau en pratique. Refuser leur prise en charge quand ils deviennent plus efficaces revient à condamner la victime à vivre avec l’obsolescence, ce que personne n’accepterait dans sa propre vie quotidienne.

C’est aussi transférer la charge de cette évolution sur les organismes sociaux, qui doivent financer des équipements de plus en plus coûteux, hors du cadre d’un recours subrogatoire suffisant.

Cet arrêt, sans surprise, relance le débat sur l’adaptation de nos outils d’indemnisation aux réalités technologiques. Faut-il figer la notion d’aggravation situationnelle au profit du sanctuaire de la sécurité juridique ? 

En réalité, face à cette impasse, le droit du dommage corporel doit évoluer. La notion d’aggravation situationnelle doit être élargie, ou d’autres solutions doivent être pensées — rentes révisables, procédures simplifiées, fonds spécifiques — mais il n’est plus acceptable de laisser des victimes sans réponse adaptée à l’évolution de leurs besoins.

Cette exigence de justice est d’autant plus urgente pour les victimes cérébrolésées, dont le dommage n’est pas toujours visible ou immédiatement mesurable. Leurs troubles cognitifs ou psycho-affectifs peuvent demeurer silencieux, jusqu’à ce qu’un événement de vie (licenciement, séparation, parentalité…) les fasse brutalement émerger, révélant une perte d’autonomie qui ne s’exprime que dans l’expérience concrète de l’existence, et non dans les examens médicaux.

Le droit à réparation intégrale ne peut ignorer ce qui ne se mesure pas immédiatement. Il doit pouvoir accueillir les préjudices qui ne se révèlent qu’avec le temps, lorsque la vie concrète — emploi, parentalité, ruptures — fait émerger les conséquences jusque-là latentes d’un dommage ancien. Ce préjudice révélé devient alors nécessairement un préjudice nouveau, qui doit être reconnu et indemnisé comme tel.

https://www.courdecassation.fr/decision/6836a32091bdea24a848215f